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Alcaraz & Sinner : la terre est à eux

En disputant une légendaire première finale commune en Grand Chelem, Jannik Sinner et Carlos Alcaraz ont fait basculer leur rivalité dans une autre dimension.

Jannik Sinner Carlos Alcaraz / Finale, simple messieurs, Roland-Garros 2025©Corinne Dubreuil / FFT
 - Rémi Bourrieres

On attendait monts et merveilles de la première finale de Grand Chelem entre Jannik Sinner et Carlos Alcaraz, dimanche. On a été servi, bien au-delà de nos espérances les plus folles, avec un combat d'anthologie qui s'est inscrit directement au panthéon du tennis. Il y a eu un vainqueur, Carlos Alcaraz. Mais bel et bien deux héros, plus que jamais unis dans une rivalité amenée à devenir grandiose.

Un duel grandiose, une rivalité épique

Un vent d'Histoire soufflait sur cette finale avant même qu'elle ne débute. Ce je-ne-sais-quoi dans l'atmosphère, ces instants chargés d'électricité qui précèdent les grands moments. On voyait le public affluer et les suiveurs pressés de gagner les tribunes en avance, pour faire monter tranquillement la pression. Oui, cela sentait le grand jour. Une première finale de Grand Chelem entre Jannik Sinner et Carlos Alcaraz, certains y voyaient quelques réminiscences du premier duel en Grand Chelem entre Roger Federer et Rafael Nadal, ici-même, en demi-finales de l'édition 2005. C'était il y a vingt ans. Et c'était la même chose, c'est vrai. Un événement avant l'heure.

Alcasinner, Sinnalcaraz… Appelez cela comme vous voulez. Le petit surnom ne s'est encore totalement imposé pour qualifier la rivalité Sinner - Alcaraz, à l'inverse d'un Fedal devenu quasiment une marque déposée. Et pour cause : les deux prodiges du tennis mondial avaient certes déjà disputé quelques morceaux de bravoure l'un contre l'autre, dont un monumental quart de finale à l'US Open 2022 (déjà remporté par Carlos Alcaraz en sauvant une balle de match), mais il leur manquait encore ce duel majeur pour faire passer leur rivalité du grandiose à l'épique.

Parce qu'au fond, les matchs ont beau s'empiler, ce sont surtout ces grandes finales que l'on retient, au bout du compte. Qui se souvient que Björn Borg et John McEnroe n'ont joué que 14 fois l'un contre l'autre, tant leur mythique finale de Wimbledon 1980 a écrasé tous nos souvenirs ? Jusque-là, malgré le caractère révolutionnaire de leur jeu, il était un peu tôt pour inviter Alcaraz et Sinner – même eux en convenaient - à la table de ces rivalités ayant le plus marqué le tennis. Mais ça, c'était avant. Jusqu'à cet historique 8 juin 2025, jour où les deux hommes ont basculé dans une autre dimension.

Jannik Sinner, Carlos Alcaraz / Trophées, finale, Roland-Garros 2025©Jean-Charles Caslot / FFT

Un sentiment unanime

Cette première finale majeure entre les deux phénomènes ne fut pas seulement grandiose. Elle fut stratosphérique, monumentale et légendaire. Par les chiffres, déjà. 5h29, la plus longue finale de l'histoire de Roland-Garros, la deuxième plus longue en Grand Chelem après les 5h53 de l'Open d'Australie 2012 entre Novak Djokovic et Rafael Nadal. 5h29, plus long qu'un opéra de Wagner, la folie en plus et un script à vous coller à la chaise du premier au dernier point. Les heureux spectateurs en avaient des fourmis dans les jambes, mais c'était bien le prix à payer pour ne pas manquer une miette de cette finale d'anthologie. Un match pour le titre, qui, par ailleurs, s'est achevé au super tie-break pour la première fois de l'histoire de Roland-Garros.

On le sait bien, il faut toujours prendre un peu de recul avant de déterminer la "juste" place d'un match dans la légende. Mais dans ce cas précis, à chaud, il y avait quand même une certaine unanimité pour dire que l'on venait d'assister, sans aucun doute, à la plus grande finale de l'histoire de Roland-Garros, devant la mythique Lendl - McEnroe de 1984. Certains évoquaient même l'un des plus grands matchs de tous les temps, devant ou du moins à la hauteur des Borg - McEnroe (Wimbledon 1980), Federer - Nadal (Wimbledon 2008 et Open d'Australie 2017), ou autres Federer - Djokovic (Wimbledon 2019). Laissons le temps, ce grand juge de paix, faire son œuvre là-dessus.

"Je ne sais pas si on a joué au même niveau que lors de ces matchs-là, qui font partie de l'histoire de notre sport, mais si les gens mettent le nôtre dans la même catégorie, c'est un immense honneur, a réagi Carlos Alcaraz en conférence de presse. En ce qui me concerne, c'est le plus grand match auquel j'ai pris part, aucun doute là-dessus. Pour le reste, je laisse les gens en débattre, mais je suis très heureux de faire partie de la discussion."

Le pire dans tout cela ? Le match n'a véritablement atteint sa dimension épique qu'à compter du troisième set, après deux premières manches jouées certes sur un rythme effréné, mais avec beaucoup de fautes de part et d'autre, surtout de la part d'un Alcaraz longtemps en dedans. Mais là encore, qui se souvient des deux premiers sets à sens unique de la finale de Wimbledon 2008 ? Qui se souvient des trois premiers sets de la finale de Wimbledon 1980, avant le tie-break légendaire du quatrième ? Dans des matchs d'une telle envergure, dans un tel contexte, qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse. Là, le dénouement nous a emmenés au bord de l'apoplexie.

"Il y a tout eu dans ce match, des moments très bons et d'autres beaucoup moins, résumait le vainqueur. Mais il y a eu des passages où le niveau était vraiment surréaliste. Parfois, je regardais Jannik de l'autre côté du filet et je me disais : 'mais qu'est-ce que je peux faire ?' Il bougeait incroyablement bien, il frappait des coups fabuleux, j'avais l'impression par moments qu'il ne pouvait pas manquer une balle. Je pensais aux spectateurs et je me disais qu'ils devaient prendre du plaisir à nous regarder. Moi, en tout cas, j'ai pris beaucoup de plaisir à disputer une telle bataille contre Jannik."

Plaisir partagé

Le plaisir, parlons-en. On a parlé des chiffres phénoménaux, des enjeux colossaux… On a surtout vu deux "gamins" jouer au tennis au sens premier du terme, certes à un niveau frôlant l'indécence, mais dans un état d'esprit grandiose. Combien de points rendus de part et d'autre ? Quels superlatifs employer pour qualifier la combativité d'Alcaraz, même au plus fort de la tempête ? Et que dire du calme incroyable de Sinner, qui n'a jamais bronché, à peine une raquette vaguement lâchée, dans un scénario pourtant tellement cruel pour lui ? Un chef-d'œuvre de bout en bout, sans aucune fausse note, jusqu'à une accolade magnifique entre les deux champions.

Même Jannik Sinner, perdant héroïque, n'avait pas perdu de vue la notion de plaisir après sa défaite : "C'est sûr que le résultat fait mal, mais c'était un match de très haut niveau et je suis heureux d'en avoir fait partie, a commenté celui qui restera numéro un mondial, avec une marge confortable. Le fait que nous puissions produire un niveau pareil, c'est bon pour le public et bon pour le tennis en général. Il y avait une superbe ambiance dans le stade. Alors oui, j'étais heureux d'être là." Chaleureusement ovationné lors de la remise des prix, l'Italien a peut-être perdu un grand match de tennis. Mais il a gagné le respect et l'amour d'innombrables fans.

Éternel optimiste, Sinner ne voulait d'ailleurs retenir que le positif. Déjà battu en cinq sets par Alcaraz l'an dernier à Roland-Garros (en demi-finales), il a pu constater qu'il était "un bien meilleur joueur" qu'en 2024. À ses yeux, pour étalonner ses progrès, rien de tel que de passer au révélateur Alcaraz. Et c'est ce que ce dernier disait aussi. "Chaque match que je joue contre lui est important parce qu'il m'oblige à élever mon niveau de jeu. Il me permet de savoir sur quels points je dois m'améliorer."

Carlos Alcaraz / Finale, horloge, Roland-Garros 2025

S'il mène désormais 8-4 dans leur face-à-face, dont il a remporté les cinq dernières rencontres (la dernière à Rome juste avant Roland-Garros), le Murcien refuse de dire qu'il a pris un avantage décisif dans sa rivalité avec Sinner : "Je ne pense pas que ce soit un tournant. Je suis sûr qu'il va apprendre de ce match et revenir encore plus fort la prochaine fois. Je ne le battrai pas éternellement, c'est une évidence. Moi aussi, je dois analyser comment je peux devenir meilleur, comment je peux l'embêter encore plus tactiquement. C'était notre première finale de Grand Chelem, j'espère qu'il y en aura d'autres."

Il ne s'agit donc pas d'un tournant décisif dans leur rivalité. Mais néanmoins un moment clé, un match à graver au fer ocre, sur lequel on pourra se retourner dans vingt ans (ou plus) en se rappelant exactement où on était, et ce que l'on faisait ce 8 juin 2025.